28 Nov Docteur Inès Castellano : « Du jamais vu en 35 ans de carrière »
Arrivée à l‘Atir en avril 2024 pour quatre mois, le docteur Inès Castellano a contribué à atténuer les effets de la crise dans les unités d’hémodialyse du grand Nouméa. Elle y a, en effet, relayé les médecins surchargés, y compris ceux des autres opérateurs de dialyse locaux. Elle est repartie en août vers Tahiti, secouée par les affrontements urbains auxquels elle a assisté en direct, mais consciente d’avoir vécu une expérience médicale et humaine unique. Questions à une néphrologue espagnole partie découvrir le Pacifique français.
Vous avez rejoint l’Atir en avril pour un remplacement et… êtes tombée dans la crise. Quelles actions vous a-t-on alors confiées ?
Inès Castellano : Tous les actes médicaux nécessaires pour secourir les patients. J’ai fait des consultations et téléconsultations de néphrologie, y compris pour l’unité d’hémodialyse de proximité de Wallis, du suivi d’hémodialyse, de dialyse péritonéale… Même les astreintes, que les médecins remplaçants n’assument pas normalement à l’Atir. Brutalement secoués par la crise, nous nous sommes adaptés. Je me suis rendue utile au maximum. Comme je logeais Baie des Citrons, j’ai travaillé à Médisud, l’unité d’hémodialyse de l’U2nc, partenaire privé de l’Atir, toute proche, pour soutenir ses médecins. J’ai participé à la prise en charge des patients en dialyse, dont ceux de l’Atir, puisque ses unités du grand Nouméa étaient temporairement fermées, en mai. J’ai aussi fait des gardes, le week-end, à la clinique Kuindo-Magnin.
Quel souvenir conserverez-vous de cette période exceptionnelle ?
Inès Castellano : Je suis choquée par les violences et les destructions, bien sûr. Quand j’ai voulu me rendre à l’unité médicalisée de l’Atir à Dumbéa sur Mer (DSM), le mardi 14 mai, les forces de l’ordre m’ont fait faire demi-tour à la sortie de Nouméa. Tout était saccagé et brûlait autour, des entreprises, des machines à laver au milieu de la route, jusqu’au goudron de la voie express. Et la nuit, c’était terrible. Quand l’Atir a recommencé à dialyser dans son unité du quartier de Koutio, j’y ai dormi une nuit avec les infirmiers. Nous avons alors vu les voitures qui explosaient. Ensuite, à la réouverture de DSM, nous avons assisté aux affrontements, dehors, entre gendarmes et émeutiers, avec des hurlements, des coups de feu… Les patients paniquaient, il n’y avait plus de serrures aux portes…
Heureusement, avec le drapeau blanc, on nous laissait passer sur les routes. Toutefois, pendant plusieurs semaines, nous avons dû nous déplacer en ambulances. D’ailleurs, je remercie les ambulanciers dont l’aide courageuse a été indispensable pour prendre en charge nos patients dialysés.
Et votre expérience avec les équipes de l’Atir ?
Inès Castellano : Je me souviendrai longtemps de la réactivité de la direction de l’Atir et de l’exemplarité de son personnel. Très vite, Nicolas Darsaut et son équipe ont mis en place une cellule de crise pour les décisions quotidiennes. Les infirmières coordinatrices et les médecins ont formé une cellule d’appel pour contacter les patients, organiser leur prise en charge et leur donner des conseils d’urgence. Personne ne s’est jamais plaint, tout le monde faisait de son mieux, sans jeter l’éponge, malgré le manque de sommeil. C’est impressionnant ! Moi, je ne connaissais personne et on m’a aussitôt acceptée. J’ai trouvé les IDE très autonomes.
Et les patients ? Avez-vous relevé des particularités dans leur prise en charge en Nouvelle-Calédonie ?
Inès Castellano : La réaction des patients m’a étonnée pendant la crise. Je ne les ai jamais entendus réprouver ce qui se passait, dire : « Stop ! ». Pourtant, ils auraient pu en mourir. J’ai pensé qu’ils ne comprenaient pas la gravité de la situation ni les efforts que l’Atir fournissait pour les prendre en charge. Quand nous faisions le maximum pour dialyser tous les patients et éviter qu’ils meurent, ils se plaignaient des modifications de leurs horaires et jours de dialyse.
En ce qui concerne l’insuffisance rénale chronique, j’ai trouvé les mêmes caractéristiques qu’à Tahiti et dans d’autres environnements insulaires – je pense aux îles Canaries. La prévalence de la maladie y est plus élevée que sur le continent et le diabète est la cause la plus répandue. Le comportement des patients calédoniens et tahitiens est assez semblable, aussi : ils ne sont pas observants des traitements, sautent des séances de dialyse, veulent en diminuer la durée… Comme si la maladie ne faisait pas partie de leur vie, s’ils avaient du mal à accepter la médecine occidentale. Ça n’arrive pas en Espagne.
Un mot pour conclure ?
Inès Castellano : Oui. Pour conclure, je voudrais dire que malgré tout ce qui s’est passé, je suis très contente d’être venue en Nouvelle-Calédonie et d’avoir travaillé avec les équipes de l’Atir. J’avais eu le temps de découvrir ce pays formidable, d’une beauté incroyable : la Rivière bleue, la cascade de Tao à Hienghène, la Roche percée à Bourail… J’ai aimé approcher la culture kanake, cette façon différente de concevoir la vie… Je comprends qu’on dise que c’est l’île la plus proche du paradis. C’est une expérience inoubliable, qui m’a enrichie. Aujourd’hui, les temps sont difficiles, mais j’encourage les salariés à continuer à travailler pour relever le pays avec la force et le courage qu’ils ont montrés pendant la crise. Merci à tous pour les moments partagés ! Sans aucun doute, ils nous rendent plus forts.
De Cáceres à Nouméa, 37 ans d’expérience de la MRC
Le docteur Inès Castellano est originaire de Galice, en Espagne, où elle a étudié la médecine de 1983 à 1987, avant d’effectuer son internat à l’hôpital universitaire de Cáceres (région d’Extremadura). C’est là qu’elle a exercé comme praticien hospitalier, spécialiste des maladies rénales chroniques, jusqu’en février 2017. Ensuite, départ vers Roanne, en France. « J’y ai passé deux ans, pour voir comment la dialyse péritonéale se développait. » En février 2019, nouveau départ, vers Tahiti, « pour changer de cadre de vie ». Le docteur Castellano y travaille à l’Apair-Apurad, association polynésienne traitant les maladies respiratoires et rénales. Son désir de connaître le Pacifique l’a menée à l’Atir, en avril, pour quatre mois. Le 26 août, elle s’en est retournée à Tahiti, à jamais marquée par son passage dans une Calédonie en feu. « Du jamais vu en 35 ans de carrière. »